Histoire à dormir debout
L'écran du téléphone affiche 4h du matin. Impossible de refermer l'oeil. Cela fait plus d'une heure que vous tournez dans vos draps en maudissant le temps perdu. Et plus l'horloge tourne, plus l'angoisse monte. Nombre d'humains aujourd'hui vivent ce genre de situation, et pestent contre ce « mauvais sommeil » qu'ils pensent anormal. Ce ne fut pas toujours le cas.
Avant la révolution industrielle, dormir en deux temps était monnaie courante, perçu comme un phénomène parfaitement normal, voire même désirable, selon l'historien Roger Ekirch, auteur de La grande transformation du sommeil paru aux éditions Amsterdam. Le sommeil « biphasique » était la norme jusqu'à la moitié du 19e siècle. « Les gens allaient se coucher à la nuit tombée, puis se réveillaient trois ou quatre heures après, vers minuit » .
« Pendant leur moment de veille, certains priaient ou méditaient, d'autres passaient voir leurs bêtes, d'autres encore en profitaient pour avoir des rapports sexuels ».
La révolution industrielle a bouleversé cette norme du sommeil en deux temps. Au cours du 19e siècle, parce que la lumière artificielle permettait de veiller, les gens sont partis se coucher plus tard.
C'est aussi lors de la révolution industrielle que naît le « réveil-matin » dans des formes plus ou moins farfelues. Des ingénieurs présentèrent ainsi à l'Exposition universelle de Londres de 1851 un sommier qui éjectait les travailleurs du lit. Fini de rire avec la ponctualité.
«Au 19e siècle, dans les sociétés occidentales, le sommeil devient "une perte de temps"» poursuit l'historien. « Travail acharné, ponctualité, progrès, ambition, assiduité, tels sont les mots d'ordre de l'époque. À la fin du 19e siècle, un journaliste londonien intimait à ses lecteurs de se lever directement après leur premier sommeil pour « prendre de l'avance sur l'heure ». Autrement dit, sortez du lit quand les autres dorment encore, et vous prospérerez ».
Adieu, donc, vision romantique et spirituelle de cette mi-temps du sommeil, pourtant commune à l'époque. La performance s'invite désormais jusque dans nos nuits. Pour bien fonctionner la journée, mieux vaut dormir sans pause, d'autant que nos nuits sont de plus en plus courtes : 6h42 en moyenne en France par nuit durant la semaine, selon une enquête de Santé Publique France parue en 2019. Or, la santé est devenue l'unique manière d'évaluer notre sommeil. Au point de générer de nouvelles angoisses, qui, paradoxalement, nous empêchent de dormir.
Pour nous soulager de la pression, certains spécialistes recommandent plutôt de juger nos nuits comme un paysan du Moyen-Âge l'aurait fait «Si vous avez tendance à vous réveiller au cours de la nuit, n'en déduisez pas automatiquement qu'il s'agit d'un trouble du sommeil et d'un problème de santé »